Le divorce entre les Français et l'industrie agroalimentaire est patent, alors même que la France est l'un des pays leaders pour la qualité et la sécurité de ses aliments. La réglementation de l'alimentation, stricte dans notre pays, est-elle toujours adaptée et peut-elle suffire à restaurer la confiance ? Question urgente à l'heure de la publication d'un rapport parlementaire sur l'alimentation industrielle, qui témoigne de la préoccupation du pouvoir politique.
Autocontrôles quotidiens
réalisés dans les usines, application du principe de précaution et précision de la chaîne logistique expliquent le niveau de sécurité
sanitaire atteint dans la chaîne agroalimentaire en
France. « Le système de traçabilité français est l'un des plus
performants au monde, ce qui permet de déclencher des retraits-rappels extrêmement
rapides », explique
Catherine Chapalain, la directrice générale de l'Association nationale des
industriels alimentaires (ANIA), l'organe de représentation nationale des
industriels de l'agroalimentaire. Entre 2014 et 2018, 171 opérations de retraits-rappels
de poissons et produits à base de poissons ont eu lieu en France, selon les
relevés de la société de courtage en assurance Verspieren. Seules six ont
eu pour conclusion malheureuse une intoxication alimentaire. Ce constat, plutôt
rassurant, fait sur les produits de la mer, pourtant très sensibles, se vérifie
avec les autres familles de produits alimentaires. Ce niveau de
sécurité est aussi le résultat de la réglementation. Avec la loi du 1er août 1905,
la France compte parmi les premiers pays du monde à avoir réglementé son
alimentation afin de garantir l'intégrité des produits mis sur son marché. Le
cadre législatif a été maintes fois renforcé depuis, y compris au niveau de l'Europe. « En France, nous sommes les "Monsieur
Plus"en matière de réglementation », résume Emmanuel Vasseneix, patron de la Laiterie
Saint-Denis-de-l'Hôtel, une entreprise de taille intermédiaire de l'agroalimentaire
(800 millions d'euros de chiffre d'affaires et 2 000 salariés). « En plus du règlement européen
CE 178/2002 qui fait office de bible pour la législation alimentaire, des
textes sortent presque quotidiennement sur les pesticides, les métaux lourds ou
les colorants », ajouteMichel
Delbergue, directeur du pôle agri-agro chez Verspieren.
« Les Français sont toujours gourmands mais en attente de toujours plus de
transparence et de naturalité. »Sylvie Willemin, directrice Nutrition & Atelier culinaire de Nestlé France.
Pourtant, cet imposant corpus
législatif ne suffit pas à rassurer les consommateurs. La crainte de la « malbouffe »
existe. Loïc Prud'homme, député de la Gironde et président de la récente commission
d'enquête parlementaire sur « l'alimentation industrielle », résume
le sentiment de la population quand il affirme que « si la sécurité des aliments est à peu près assurée aujourd'hui,
il ne faut pas confondre une alimentation sûre et une alimentation saine ».
La preuve : dans son rapport trimestriel intitulé « Les marchés alimentaires en panne de
Crois-sens », l'institut d'études Kantar Worldpanel révèle que 66 %
des Français se disent « inquiets de
la sécurité alimentaire » et que seuls 28,4 % des ménages
français ont confiance dans les marques alimentaires (-5 points en 5 ans) ! La méfiance des consommateurs à l'égard
des aliments « industriels » explique le succès des produits bio –
pour certains, transformés ! – des AMAP (associations pour le maitien
d'une agriculture paysanne), des applications qui évaluent la qualité des
produits telles que Yuka et ses 6 millions de téléchargements, et l'apparition
de tendances de consommation, encore marginales, comme le véganisme ou le
régime paléolithique. Si ces illustrations sont de nature différente, toutes
ont pour trame de fond le souci de revenir à une nourriture supposée plus saine,
car plus naturelle et plus locale. Les causes de cette méfiance des
Français sont nombreuses : « Vache folle », porcs à la dioxine,
grippe aviaire, bisphénol A, œufs contaminés au fipronil, OGM ou encore
additifs (colorants, conservateurs, agents de texture, émulsifiants,
antioxydants, exhausteurs de goût...) et leurs possibles « effets cocktail »,
nanoparticules, sans oublier les résidus de pesticides et autres fongicides.
Bon nombre de ces accidents sont la conséquence de la place croissante prise
par la chimie dans l'alimentation ou d'audaces techniques qui laissent à penser
que l'Homme joue aux apprentis sorciers. Les motifs d'inquiétude, largement
relayés par les médias, se multiplient au fur et à mesure que la science
avance.
« Le débat sur la sécurité alimentaire se déplace aujourd'hui vers les contaminants invisibles et les allergènes. »
Emmanuel Vasseneix - PDG de la Laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel et président de la commission Développement durable de l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA).
Des doutes quant au rôle protecteur de la réglementation
En face, les consommateurs s'interrogent :
la législation nous protège-t-elle contre ces composants parfois suspectés d'être
cancérogènes à long terme ? Au mieux, ils ont le sentiment que la
législation est en retard sur les avancées technologiques ; au pire, ils
redoutent que les pouvoirs publics cèdent aux lobbies. Le refus des députés d'inscrire
dans la loi l'interdiction du glyphosate, un herbicide jugé nocif, en
agriculture d'ici à 3 ans, en est un exemple. Comment peut-on redonner confiance
aux Français ? Faut-il proscrire l'alimentation industrielle ? Loïc
Prud'homme est réaliste : « On
ne peut pas mettre au ban toute la nourriture industrielle. Nos modes de vie ne
nous permettent plus de consommer comme avant ; les industriels nous
fournissent un service alimentaire. » Faut-il alors faire évoluer la
réglementation ? Le député le pense. Dans le rapport parlementaire n° 1 266, publié fin septembre
après six mois d'enquête, Loïc Prud'homme préconise « d'interdire immédiatement l'utilisation
des additifs controversés* et l'importation de produits en contenant, en
application du principe de précaution ». Réaction immédiate des
professionnels : le 5 octobre, Casino annonce qu'il supprimera le
dioxyde de titane (E171) de tous ses produits d'ici à la fin de l'année 2018.
Le député propose également d'interdire les processus de fabrication comme le cracking**. Décidément force de propositions, Loïc
Prud'homme demande enfin de « définir
par la loi des objectifs quantifiés de baisse de sel (5 g/jour), de sucre
(25 g/jour) et acides gras saturés et trans (2,2 g/jour) pour chaque catégorie de produits en se
basant sur les recommandations
de l'OMS ».
« La réglementation européenne ne nous protège pas car elle autorise 338 additifs dans notre alimentation. Or, on ne sait pas s'ils sont sans effet sur notre santé. »
Loïc Prud'homme - député de la Gironde et président de la commission d'enquête parlementaire sur « l'alimentation industrielle »
Le marketing de l'industrie agroalimentaire en débat
Le renforcement de la réglementation n'est sans doute pas la seule
réponse. Industriels et distributeurs vont aussi devoir repenser
leur marketing. « Si un produit est
bon, prouvez-le ! Aujourd'hui, les industriels doivent objectiver la
qualité », lance Nathalie
Damery, présidente de la société d'études L'ObSoCo. Certains ont commencé à
nettoyer leurs recettes en éliminant des ingrédients mais ce n'est pas simple,
car changer quelque chose, c'est accepter de dire qu'avant on ne faisait pas
bien...
« Nous vivons davantage une crise du marketing de l'industrie agroalimentaire qu'une crise de l'alimentation. La laitière à la Vermeer qui moule ses produits laitiers, personne n'y croit plus. »
Nathalie Damery - présidente de L'ObSoCo
Nous sommes
peut-être à l'aube d'une vaste opération de transparence. Cela touche les
étiquettes des produits. Composition,
origine des matières premières mais aussi équilibre nutritionnel, les
consommateurs entendent choisir en toute connaissance de cause. Aux
professionnels de les guider. « En matière d’étiquetage nutritionnel, nous sommes pour une information simplifiée et plus lisible que celle des tableaux, mais nous n’avons pas encore tranché en faveur de tel ou tel système », témoigne Sylvie Willemin, Directrice Nutrition & Atelier Culinaire Nestlé France.
Ce changement de modèle se traduit
aussi dans la communication. La culture du secret qui anime certains
professionnels commence à céder la place à l'ouverture, au sens propre du
terme. Avec son opération « C'estMoiQuiFabrique », reconduite cette
année, Nestlé France ouvre les portes de ses usines à des consommateurs ainsi
qu'à des journalistes et des influenceurs. Le groupe les invite même à
participer à la fabrication, histoire de tordre le cou aux fantasmes.
Renforcement de la législation,
changement de gouvernance, le retour de la confiance s'obtiendra aussi par l'éducation
afin de limiter les incompréhensions entre le grand public et les acteurs de la
chaîne alimentaire. Message reçu. Dans le rapport parlementaire déjà cité, la
commission d'enquête propose « d'inscrire
1 heure par semaine d'éducation
à la nutrition dans les programmes de la maternelle à la troisième. »Une façon de rappeler que nos aliments ne poussent pas dans les rayons
des supermarchés.
Notes * Les additifs reconnus « à risque » seraient au nombre de
87, soit plus du quart du total des additifs autorisés dans l'alimentation,
selon des études dont les résultats, compilés par UFC-Que Choisir, ont
été publiés le 23 octobre 2018.
** Le cracking consiste dans la
fragmentation des aliments puis leur recombinaison.
Des listes d'ingrédients nettoyées demain
Des listes d'ingrédients nettoyées demain
La commission d'enquête parlementaire sur « l'alimentation industrielle » préconise de ramener le nombre des additifs autorisés en alimentation de 338 à 48, d'ici à 2025, afin d'aligner la réglementation sur ce qui est autorisé dans le bio. Source : rapport parlementaire n° 1 266 sur l'alimentation industrielle.
La commission d'enquête parlementaire sur « l'alimentation industrielle » préconise de ramener le nombre des additifs autorisés en alimentation de 338 à 48, d'ici à 2025, afin d'aligner la réglementation sur ce qui est autorisé dans le bio. Source : rapport parlementaire n° 1 266 sur l'alimentation industrielle.
Des consommateurs inquiets de savoir ce qu’ils mangent
Des consommateurs inquiets de savoir ce qu’ils mangent
Vingt mois après son lancement, l'application Yuka, qui juge les produits sur la base de critères nutritionnels et qualitatifs (additifs, labels…) et rend un avis quant à leur effet sur la santé, référence 300 000 produits et totalise 6 millions d'utilisateurs. Source : Yuka.
Vingt mois après son lancement, l'application Yuka, qui juge les produits sur la base de critères nutritionnels et qualitatifs (additifs, labels…) et rend un avis quant à leur effet sur la santé, référence 300 000 produits et totalise 6 millions d'utilisateurs. Source : Yuka.
Des industriels de l'agroalimentaire qui ouvrent les portes de leurs usines
Des industriels de l'agroalimentaire qui ouvrent les portes de leurs usines
Avec l'opération CestMoiQuiFabrique, Nestlé France aura reçu en deux ans près de 150 consommateurs (tirés au sort), journalistes et influenceurs dans sept de ses usines (Guigoz, Herta, Mousline, NaturNes, Nescafé, Purina, Vittel). Environ 10 000 particuliers s'étaient manifestés pour être invités à franchir les portes.
Avec l'opération CestMoiQuiFabrique, Nestlé France aura reçu en deux ans près de 150 consommateurs (tirés au sort), journalistes et influenceurs dans sept de ses usines (Guigoz, Herta, Mousline, NaturNes, Nescafé, Purina, Vittel). Environ 10 000 particuliers s'étaient manifestés pour être invités à franchir les portes.
Quel discours les acteurs de l'alimentaire ont-ils intérêt à tenir sur les produits aujourd'hui ?
Olivier Macard
associé EY, en charge du secteur Distribution et Consommation pour la France
Le débat actuel sur la qualité de l'alimentation offre aux industriels de l'agroalimentaire
et à la distribution l'opportunité de recomposer la relation industrie-commerce
autour d'axes autres que le prix, si conflictuel. Aujourd'hui,
les consommateurs attendent une plus grande transparence et davantage d'informations
sur les produits alimentaires. Il faut organiser tout cela. C'est une piste de
collaboration possible entre les distributeurs et les industriels. La prise de parole sur les produits, doit être vue
comme un instrument au service de cette transparence, du conseil et de la
réassurance en fin de compte. Jusqu'à
présent, la distribution n'avait pas l'habitude de prendre la parole sur les
produits du fait de son ADN très lié au libre-service. Mais les choses évoluent, comme en témoigne le lancement par Système U
de son application Yaquoidedans. Les distributeurs ont aussi la possibilité de
prendre la parole, et ils le font parfois, en s'appuyant sur leurs produits à
marques propres. Ces derniers pourraient d'ailleurs agir comme des leviers pour
encourager les industriels de l'agroalimentaire à faire de même.
Comment l'agroalimentaire peut-il s'organiser pour répondre aux défis actuels de l'alimentation ?
Jean-Marie Perraud
associé EY, en charge du marché de l’agroalimentaire
Les industriels de l’agroalimentaire n’ont pas d’autre choix que d’aller vers davantage de transparence pour rassurer les consommateurs. La construction de filières alimentaires me semble être la bonne réponse. Cela s’applique aux industriels comme aux distributeurs qui sont aussi, pour certains, engagés sur le sujet. En France, nous avons la chance d’avoir une agriculture forte et des unités de transformation installées sur notre sol. Cette concentration des maillons de la chaîne alimentaire – production et transformation – est un avantage certain dès lors qu’il s’agit de fournir des garanties sur l’origine des produits. La technologie peut apporter une caution supplémentaire et notamment la blockchain, qui permet de construire des filières certifiées avec toutes les assurances de traçabilité voulues. Cette nouvelle architecture devrait être aussi l’occasion de clarifier les normes et les labels attachés aux produits. La définition du bio, par exemple, n’est pas la même dans tous les pays.
La construction de filières est aussi un formidable levier marketing car cela permet de rassembler des éléments dans l’objectif de mieux valoriser l'origine et la qualité des produits.
Quelle est la principale menace pour les filières agroalimentaires ?
Jean-Daniel Pick
associé EY
Les préoccupations de santé
publique sont, pour des filières entières, l'opportunité d'élever la qualité de
leurs produits en accord avec l'agriculture raisonnée. L'agriculture raisonnée
n'est pas le bio. Il faut trouver un juste équilibre entre l'indispensable
sécurité des produits, des volumes de production suffisants pour nourrir une
population qui augmente et des conditions qui doivent garantir la compétitivité
de nos filières. En matière de réglementation sur la qualité des produits, la
France peut impulser un mouvement, mais elle ne peut pas se permettre d'être
plus exigeante que le reste des pays européens, sinon c'est la compétitivité de
nos exploitations agricoles et de nos entreprises agroalimentaires qui en
pâtira. La France possède l'une des
industries agroalimentaires les plus sûres du monde et, pourtant, on a réussi à
susciter l'inquiétude chez le consommateur. Les médias doivent faire le tri
entre les informations sérieuses et raisonnables et ce qui relève de l'intoxication
mentale, avant que cela ne crée le buzz et conduise à prendre des décisions
excessives qui pourraient mettre en péril des filières entières.
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