« La performance sociale et environnementale doit être pilotée au même titre que les autres dimensions de l’entreprise »
Propos recueillis par la rédaction de Questions de transformation- 05 février 2020
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Le développement durable est devenu un facteur clé de transformation pour les entreprises. Les stratégies mises en place doivent être portées au plus haut niveau de la hiérarchie et inclure l'ensemble des collaborateurs, qui sont autant d'ambassadeurs de la contribution sociale et environnementale de l'entreprise. Cet élan collectif redonne du sens et une légitimité sociale au projet qu'elle porte. Il est aussi un puissant facteur de différenciation, d'innovation, de rétention des compétences et d'attrait pour les nouveaux talents.
Associé EY Performances & Transformation durables
De quelle manière la transformation vers des modèles plus durables s'invite-t-elle dans la vie des entreprises ?
Éric Mugnier – Certains dirigeants et comités exécutifs (Comex) se
projettent sur le long terme et développent une vision sur 20 ans, qui intègre
ces questions de développement durable. Au-delà de ces pionniers, tout converge
aujourd'hui pour que les entreprises n'aient plus d'autre choix que d'intégrer
ces dimensions dans l'analyse de la valeur : les consommateurs et les donneurs d'ordre leur demandent de rendre leur propre activité plus durable, en faisant preuve de responsabilité et d'éthique. Ce
qui paraissait hier un gadget devient aujourd'hui incontournable ! La
réglementation a également toujours été un élément très fort de ces évolutions.
Elle est même à l'origine de la plupart des changements qui se sont produits
depuis trente ans sur les sujets environnementaux. Les investisseurs jouent un
rôle de plus en plus important à travers la
Green Finance ou les investissements
socialement responsables (ISR). Les accords au niveau mondial se déclinent en
critères d'investissement et de financement, qui s'imposent aux banques et
autres organismes institutionnels. Si cette tendance se dessine clairement, le chemin est encore long, comme en témoigne la difficile réorientation des investissements vers des activités moins dépendantes des énergies fossiles récemment révélée dans un
rapport sur l'empreinte carbone des banques françaises. En France, les entreprises sont plutôt en
avance sur l'intégration de la RSE dans leur modèle économique. Elles sont
surreprésentées dans les classements des entreprises les plus durables et
perçues comme en avance sur le développement durable, alors qu'il y a 25 ans,
c'était plutôt l'Allemagne.
Comment cela se traduit-il dans l'organisation interne ?
E. M. – Une fois
que l'entreprise a clarifié la vision de sa contribution sociétale, sa mission,
cette ambition doit se traduire concrètement, comme n'importe quel plan
stratégique, qui se décline en objectifs chiffrés, en projets... De la même
manière qu'on pilote une performance économique, on doit pouvoir piloter une performance
sociale et environnementale. Il faut donc y mettre de la science et de la data
car ce qui se mesure bien se gère bien. La question de la gouvernance est
essentielle. Le résultat ne sera pas le même si le chantier est porté par un
membre du Comex ou si on demande au responsable d'un site d'avoir une mission
transverse. Dans certaines entreprises, le
Chief Sustainability Officer est membre du Comex. On commence aussi à voir des VP Ressources
et Économie circulaire. Dans d'autres sociétés, le top 300 des
collaborateurs a des objectifs RSE et le
Chief Sustainability Officer détermine si les objectifs sont atteints ou pas. Les choses
avancent alors nettement plus vite...
Quels arguments déployer pour entraîner les autres niveaux du management ?
E. M. – Historiquement,
ces questions d'environnement et de développement durable mobilisent sans
difficulté le
middle management, qui se saisit de ces sujets de manière
très volontaire et enthousiaste. C'est une manière de mettre en œuvre des
projets positifs, qui donnent du sens, et de faire des choses que l'on fait
déjà chez soi mais que l'on ne faisait pas en entreprise. Quand les équipes
plafonnent dans leur capacité à aller de l'avant, c'est plutôt par manque
d'engagement de la hiérarchie. Pour que chacun comprenne ce qu'il est capable
de faire à son niveau, il est utile de mettre à disposition des explications,
des modèles, de la
guidance. Des « passeurs » ou
« champions » – quelle que soit la manière dont on les appelle – sont
chargés de donner l'exemple et d'inspirer les autres. La manière dont les
sujets de développement durable et de RSE sont mis en œuvre à différents
niveaux de l'entreprise ont déjà beaucoup évolué.
De quelle manière ?
E. M. – Pendant vingt ans, les projets ont été du ressort du
directeur environnement ou du directeur développement durable. Aujourd'hui,
toutes les fonctions de l'entreprise (achats, R&D, marketing...) mettent en
œuvre cette stratégie. Il n'est plus rare de trouver une personne référente,
chargée de déployer le sujet de la RSE au sein de chaque fonction de
l'entreprise. Elle est nommée en raison de son goût particulier pour ces
sujets, mais aussi parce qu'elle a envie de les mettre en œuvre et qu'elle est
capable de les partager avec les autres collaborateurs. Sur les questions du
développement durable, on peut rarement avancer seul. C'est pour cela que le
directeur du développement durable est une fonction transverse. Pour changer ce
qui touche à l'offre et au modèle économique, il faut de toute façon déployer
beaucoup d'énergie et faire travailler ensemble énormément de monde.
Pour que les idées et les énergies circulent, faut-il forcément adopter une organisation plus horizontale ?
E. M. – Certaines entreprises fonctionnent très bien avec une
culture très centralisée et dirigiste que d'autres ne toléreraient pas. Si ce
modèle peut se révéler très efficace, il n'est ni très créatif ni très
enthousiasmant. D'autres modèles — peut-être plus inspirants — permettront de
faire des choses que l'on n'avait pas imaginé auparavant, se dépasser mais
aussi prendre du temps, cafouiller, faire perdre de l'énergie... Il y a
aujourd'hui des techniques d'intelligence collective qui peuvent donner un peu
d'horizontalité à des structures plutôt pyramidales, à condition que ces
mobilisations internes débouchent sur des actions concrètes. Tout cela prend du
temps, comme n'importe quelle stratégie d'entreprise et transformation de long
terme... C'est pour cela qu'il ne faut pas non plus négliger la « politique
des petits pas » pour améliorer les produits, faire des tests autour de
nouveaux modèles ou sur des offres parallèles, ni se priver des possibilités
offertes par l'intrapreneuriat.
Quels sont les avantages induits sur l'attractivité de l'entreprise ?
E. M. – Ces
réflexions redonnent du sens et une légitimité sociale au projet d'entreprise.
C'est un facteur très important pour la rétention des collaborateurs et pour le
recrutement des talents. Les sujets sur la RSE apparaissent dans les premières
questions que les diplômés des grandes écoles et les jeunes qui rentrent sur le
marché du travail posent aux entreprises qui recrutent. Ils ne veulent plus
travailler pour une entreprise qui n'a pas d'impact socialement positif. Sinon,
ils préfèrent monter leur startup.
Et les principaux écueils à éviter ?
E. M. – Le développement durable et la RSE sont souvent mal
traités car on y met tout. La difficulté consiste à faire le tri. Sans
cohérence d'ensemble et sans focus, on n'aura pas d'impact. Il est bon de
canaliser les énergies sur les sujets qui sont à la fois importants pour
l'entreprise, pour les salariés et les parties prenantes externes. Il faut à la fois agir au niveau
corporate –
ce qu'ont bien compris les entreprises françaises – et traduire ces actions
dans le portefeuille d'offre de produits et services. Sinon, on ne fait que la
moitié du chemin. C'est beaucoup plus compliqué à faire et beaucoup
d'entreprises bloquent aujourd'hui sur ce point.
Les investisseurs reconnaissent l'existence d'une « valeur cachée » chez les entreprises qui ont placé l'éthique et la responsabilité au cœur de la stratégie à long terme. Comment mesurer ces impacts ?
E. M. – La valeur comptable d'une entreprise représente moins
de la moitié de sa valeur de marché. L'immatériel est donc devenu majoritaire
dans la valorisation des entreprises et, sur certaines grandes marques BtoC,
cela peut monter à 80 %. Dans cette part de la valorisation, on trouve les
marques, le capital humain et intellectuel, les brevets, la culture
d'entreprise, les fournisseurs et partenaires... et aussi sa démarche de
responsabilité. Une société qui se comporte de manière vertueuse et ouverte sur
les parties prenantes, qui travaille bien avec son écosystème, gère bien ses
salariés, a une forte rétention et les forme bien, aura clairement plus de
valeur qu'une autre. Toutes les agences de notation financière ont absorbé des
agences de notation extra-financière, ce qui montre l'importance de mieux
mesurer cette valeur de l'immatériel. Il faut donc trouver des « proxi »
les plus adéquats possible, les mesurer de manière fiable, qu'ils soient
comparables d'une entreprise à une autre et même d'un pays à l'autre. Beaucoup
de gens y travaillent et on voit bien que les choses convergent. Mais il ne
faut pas s'attendre à ce que, sur l'extra-financier – comme le financier en son
temps –, tout soit réglé en un claquement de doigts !